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Le 2 avril 1915, le 114e, relevé par une Division de l’Armée britannique, abandonne le saillant d’Ypres. Sur les routes défoncées, les files d’hommes et de voitures s’allongent interminablement. Quel ensemble pittoresque que celui de ces soldats aux vêtements usés, aux chaussures sans semelles, le visage rongé de barbe, le képi recouvert d’un manchon qui n’a plus de couleur s’avançant un bâton à la main pour tâter le terrain et éviter les fondrières dont la plaine est semée. Derrière eux leur « cuistot » : le fameux cuistot de Belgique, un type à part qui n’a jamais été remplacé depuis, avec sa petite voiture, sa musette, ses sacs et ses innombrables bidons.
Lentement, lourdement, comme paralysés par cette boue que depuis cinq mois ils portent figée aux pieds, ces hommes se traînent plutôt qu’ils avancent. Dans les villages qu’ils traversent certains peuvent douter non de leur bravoure qui est désormais légendaire, mais de leur véritable valeur dans la bataille qui se livrera demain.
D’autres plus avertis se rappellent que cent vingt ans auparavant, en Italie, une armée semblable à celle-là sans souliers, sans pain, sans habit, a séduit la victoire sous ses loques glorieuses et l’a enlevée triomphalement dans ses bras. L’Histoire n’est-elle pas, après tout, un perpétuel recommencement ?
III. Les Offensives d’Artois.
Le printemps de 1915 a été le printemps des grandes espérances. Il semblait aux troupes qui depuis le 2 août tenaient partout en échec l’adversaire, que le moment de la revanche était venu et que passant à l’offensive, elles allaient enfin libérer le sol envahi. Qui n’a senti monter en soi aux premiers jours de ce mois de mai la secrète ivresse de la Victoire ?
Qui n’a cru de toute son âme qu’une fois lancée hors des maudits trous dans lesquels on endiguait sa fougue, la vague bleue déferlerait jusqu’au-delà des frontières ? Généreux enthousiasme que l’événement a démenti ; mais qui explique si bien tant d’héroïsme dépensé, tant d’entrain, tant de folie ardente au cours de la magnifique bataille d’Artois.
Cette bataille, le Commandement en a arrêté les plans depuis longtemps. C’est elle qui inaugure la série des grandes attaques qui vont chaque année se produire, en s’inspirant des progrès de l’armement et des méthodes de combat sans cesse nouvelles. Le 9 mai 1915, avec des effectifs splendides, un matériel restreint, une doctrine encore sommaire, on tente une vaste expérience qui échouera, mais donnera aux hommes comme à leurs cadres une notion à peu près exacte de ce que doit être la guerre d’aujourd’hui.
Le 6 mai, le 114 quitte ses cantonnements de Verdun et de Verquigneulles, de La Bourse ; le 3e Bataillon va s’installer dans les tranchées au Nord de la route de Lens ; le 2e dans les fosses N° 3 et N° 7 en deuxième ligne ; le 1er Bataillon reste en réserve à Mazingarbe en position d’alerte. Quelques batteries de 155 et de 120 long exécutent des tirs de démolition sur les ouvrages et les défenses accessoires de l’ennemi. Ce dernier ne réagit que par ses 77 qui prennent violemment à parti les corons du puits 7... Durant la nuit, des coups de fusils de tranchée à tranchée sont échangés de temps à autre. On ne sent aucune nervosité. Il semble que l’aube prochaine éclairera le même paysage aussi calme que la veille, avec la ligne ondulée de ses collines de craie. Cependant, profitant de l’ombre, les Cies échelonnées à 10 minutes les unes des autres, les 1er et 2e Bataillons vont occuper les boyaux 80, 81 et 84 pour être prêts à en sortir à l’heure fixée. Une Cie de Génie se porte dans le boyau 82 ; le 3e Bataillon fait couper ses défenses de fil de fer afin de faciliter le débouché de ses gradins.
Le 9 [mai] à 6 heures du matin, la canonnade commence et s’allonge rapidement sur tout le front d’attaque. C’est la première préparation d’artillerie véritablement sérieuse à laquelle assistent nos troupes peu habituées à une pareille débauche de munitions. Les défenses de l’ennemi s’écroulent arrachées brutalement du sol. Des trous se creusent çà et là ; les obus succèdent aux obus ; les nôtres enthousiasmés se dressent pour mieux voir. Ils ne songent plus à se cacher ; à quoi bon dans quelques instants il vont sortir au pas de charge en pleine lumière. Et les quarts d’heure succèdent aux quarts d’heure. Le bombardement est à présent fantastique : il s’étend au loin, très loin, jusqu’aux portes d’Arras ; il défonce la terre, il emplit le ciel de ses notes effroyables. Tout tremble, tout résonne, tout s’enfièvre les baïonnettes solidement maintenues par un cordon de cuir zigzaguent au bout des fusils. Elles vont bientôt travailler et leur brusque éclair glisse perfide entre les doigts de l’homme qui, silencieux dans un coin de boyau, attend. 10 h moins 10... le roulement du tonnerre se précipite, les fusées des projectiles sifflent douloureusement on fait fonctionner le magasin des Lebels... 10 h moins 5 — moins 2 — on griffonne au crayon quelques mots sur une carte, les yeux rapidement s’embrument mais bah, on a du cœur. 10 heures, on saute sur le « billard » cette fois « ça y est » en avant !
Le 3e Bataillon sur une seule ligne se porte splendidement à l’assaut. Le Lt-Colonel Benoist suit cette ligne, aussi calme que s’il s’agissait d’une manœuvre. Il marche un peu péniblement appuyé sur une canne regrettant de ne pouvoir galoper comme ses soldats. Soudain une balle le blesse à l’épaule. Il se contente de sourire et pousse droit sur la tranchée allemande ; mais à quelques mètres d’elle une seconde balle l’atteint en pleine poitrine. Il tourne sur lui-même et sans un seul mot s’effondre. L’âme du 114 s’est envolée.
Cependant, dans un élan furieux (il ne reste plus dans la tranchée de départ que les 2e et 6e Cies) le Régiment en entier se rue sur l’adversaire.
Notre artillerie allonge son tir et sous ce plafond d’acier, nous avançons sans relâche. Toute l’organisation entre le saillant et la route de Lens tombe entre nos mains ; quelques groupes dépassent même la seconde ligne, poussent jusqu’à 400 mètres des maisons occidentales de Loos. Il est midi, la victoire ouvre toutes grandes ses ailes. L’ennemi, malheureusement, le premier moment de stupeur passé, s’est ressaisi avec une vigueur dont nous ne tardons pas à sentir les effets. Ses canons nous prennent en enfilade ; ses mitrailleuses empêchent toute progression. A 15 heures, enfin son infanterie contre-attaque énergiquement sur notre gauche, la surprend par ses bombes dont quelques unes asphyxiantes. En quelques minutes il balaye les éléments qui la composent. A 30 heures, nous n’avons plus dans les lignes allemandes que 7 Cies d’Infanterie et 1 C. M. Par suite de la mort du Colonel Commandant le 125e, les conventions de renfort conclues oralement avec lui ne peuvent être exécutées. Nos unités encore dans les tranchées de départ regagnent la fosse 7. Un glacis à peu près impraticable sépare [nos] soldats, cernés dans leur propre conquête, des réserves qui pourraient les sauver.
C’est dans cette situation tragique que le matin du 10 après une nuit mouvementée et pleine d’angoisse, se trouvent nos unités aux prises de toutes parts avec l’adversaire qui cherche à les envelopper. Les munitions sont épuisées : les bombes et les grenades pleuvent sur nous et nous déciment. A midi, toutes les tranchées de gauche sont reprises par les Allemands. Maîtres de cette partie de leur ancienne ligne, ces derniers portent alors leur effort sur nos unités de droite qui résistent de leur mieux. Le Commandant Hemmer au milieu des hommes des 1er, 4e, 9e, et 10e Cies se défend avec un acharnement inouï. Lui-même a saisi un fusil et ménageant ses cartouches ne tire qu’à coup sûr. Il ne veut pas abandonner ces positions qui nous ont coûté si cher. Son noble désir est exaucé, car c’est là que ce brave trouve son tombeau. Pourtant par les boyaux, à coup de grenades à coup de bombes, rampant sournoisement autour des vaillants, qui s’obstinent à ne point se rendre, l’ennemi resserre de plus en plus son étreinte. Quelques isolés sont assez heureux pour pouvoir s’échapper dans l’ombre. Le reste est tué ou capturé. A 21 heures, il n’y a plus un seul Français dans les tranchées allemandes.
Ce même soir, vers 17 heures, l’ordre avait été donné de faire rentrer à Mazingarbe les éléments encore en ligne. A 21 heures ces éléments arrivaient au cantonnement où la réorganisation du 114 était prescrite. Les pertes des 9 et 10 mai étaient en effet effroyables : elles se montaient à 150 tués, 460 blessés et 810 disparus.
La bataille commencée le 9 mai sur le front d’Artois se continue sans arrêt durant les mois qui suivent, si bien que le 114 une fois reformé, est jeté à nouveau en pleine fournaise dans le secteur de Neuville St Vaast. Là aussi, la lutte a été ardente ; mais l’avance réalisée a pu être conservée. Quand en venant d’Écoivre on traverse Mont-St-Eloi et qu’on voit à l’horizon surgir les falaises de Vimy que l’offensive du 9 faillit emporter, on sent toute la grandeur de l’effort accompli, comme aussi tout l’intérêt qu’avait l’ennemi à se maintenir sur de pareilles positions ! Jusqu’au 16 juin, le Régiment gravite autour de Neuville coopérant aux opérations journalières menées contre ce réduit qu’il faut enlever maison par maison. Le 11 juin, une tentative faite sur le moulin détruit ne permet qu’une légère progression de 50 mètres. Le 16 une attaque d’ensemble est décidée. Le 114 est chargé d’appuyer le 125, Avec deux de ses Bataillons qui se trouvent : l’un dans les tranchées de la route de Bethune, l’autre aux Ouvrages Blancs. Le 3e Bataillon reste à la disposition du Général de Division aux abords de la ferme de Berthonval. Mais l’attaque n’ayant que très imparfaitement réussi et le 125 ayant subi d’assez fortes pertes, le 114 le remplace au soir du 17 [juin] et va occuper les lignes à la sortie Nord de Neuville et face au moulin détruit.
Dans l’après-midi du 18 [juin] un assaut est encore lancé sur le moulin détruit et les tranchées environnantes. Il n’amène qu’un gain insignifiant de 100 à 150 mètres. Néanmoins à la faveur de la nuit, la liaison est solidement établie entre les éléments du 68 et cette nouvelle position. On travaille malgré les obus toxiques qui indisposent beaucoup d’hommes ; on perfectionne la ligne. Après quoi le 20 [juin], relevé en entier, le Régiment s’en va au repos sur la rive droite de la Scarpe.
C’est dans la région de Vailly que se trouve en septembre le 114, région qui depuis un mois lui est assez familière et dont il connaît à peu près tous les recoins. Une seconde grande offensive est en préparation.
Elle doit se déclencher le même jour que celle de Champagne ; on espère grâce à une supériorité d’artillerie écrasante surprendre complètement l’adversaire et exploiter cette fois très largement le succès. Le 24 [juin] au soir deux Bataillons — 2e à droite et 3e à gauche — formant deux vagues ; ils se massent en profondeur en avant de notre ancienne première ligne dans des parallèles hâtivement construites. Le 1er Bataillon constitue une troisième vague et s’étend sur toute la longueur du front du Régiment, dans une autre parallèle et dans des abris situés en arrière. La matinée du 25 se passe en préparatifs. Il fait un temps gris et brumeux ; le réglage n’a pas l’air de s’effectuer d’une façon très précise. Enfin, à 12 heures 25 l’attaque est lancée. Rapidement la première vague atteint le chemin de la cote 103 en avant de la ligne allemande où elle se heurte à des réseaux inextricables de fil de fer que nos obus ont incomplètement détruits. Avec mille difficultés elle essaye d’en sortir et quelques éléments ne s’occupant pas de savoir s’ils sont suivis, poussent d’un seul bond jusqu’à la tranchée ennemie. Mais ce n’est plus là qu’une poussière d’hommes sans force et sans cohésion qui se présente devant le formidable récif des défenses adverses, comme une lame dont l’eau viendrait mourir en écumant sur la grève. Les plus audacieux sont « cueillis au vol » et faits prisonniers. Pendant ce temps la deuxième vague qui a suivi d’assez près la première essaye vainement de l’entraîner dans son flux. Elle est elle-même arrêtée à hauteur du chemin de la cote 103 ; ses éléments s’y amalgament avec ceux qui s’y trouvent déjà et dans un entassement indicible, tous ces hommes creusent le sol pour construire des masques individuels et s’y abriter.
A 14 heures l’assaut semble donc complètement brisé. Notre gauche ne peut songer à progresser d’un mètre ; seule la droite malgré le feu intense des mitrailleuses, essaye de gagner un peu de terrain. Le Lt-Colonel décide alors de l’appuyer avec le 1er Bataillon qui n’a pu encore sortir de sa parallèle de départ ; mais les difficultés de circulation et de communication sont telles que le mouvement ne peut s’effectuer qu’à 15 heures, et avec quelle lenteur. Les Cies prises sous un violent tir de barrage se coincent dans les boyaux. Il devient bientôt impossible de déboucher sans s’exposer à de vains sacrifices. Les pertes sont déjà très fortes. Il est clair que sans une nouvelle et très sérieuse préparation d’artillerie de notre part, toute tentative d’attaque est par avance vouée à un échec sanglant.
Ce qu’il importe malgré tout de conserver, coute que coûte, c’est le terrain conquis. Aussi, profitant d’un moment d’accalmie, le 1er Bataillon relève en entier toute la première ligne et se cramponne à la position.
Des groupes d’isolés rejoignent peu à peu au cours de la nuit leurs unités. Les liaisons s’établissent non sans peine. On s’efforce de créer une tranchée continue ; mais le Régiment qui a perdu près de 600 hommes dont 70 tués, après de telles épreuves pourrait difficilement résister à une contre-attaque allemande toujours possible. Le 25 [juin] à 4 heures du matin, il laisse entre les mains du 125 les gains de cette rude journée ; et dans l’après-midi se dirige sur Beaumetz-les-Loges où il a reçu l’ordre de cantonner. L’attaque du 25 septembre a comme celle du 9 mai prouvé l’extraordinaire solidité du front ennemi. On se sent encore loin du « dernier quart d’heure » de Nogi.
Le premier Octobre, le 114 relevait dans le section de Loos une Brigade anglaise composée du Royal Sussex et des 21e et 22e de Londres. Au milieu de la relève, une terrible nouvelle circulait dans les tranchées : le Lieutenant-Colonel Tournier et son Adjoint le Lieutenant de Fontenioux venaient d’être tués dans leur poste de commandement par un obus à retard.
Ainsi tombait au Champ d’Honneur le Deuxième Colonel du Régiment, sur cette terre d’Artois dont les villages fameux ont pris dans leurs lettres de gloire tant de notre sang. Le 114 en la quittant quelques mois plus tard laissait sur un diptyque funéraire les noms de ces deux admirables chefs Benoist et Tournier... et gravait au-dessous cette simple inscription dont le lieu et la date disaient si hautement tous ses espoirs déçus, tous ses sacrifices, toute sa foi vibrante : Loos - 1915.
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Historique du 114e R.I.
Extrait de l’historique du 114e RI dans lequel Marc Puissant combat du 29 avril 1915 au 5 octobre 1915. Ce texte a été rédigé par Pierre PAUL. La numérisation fournie par Gallica est de très mauvaise qualité. Elle est ici corrigée par mes soins.
Marc Puissant incorpore ce régiment le 29 avril 1914. Précisons que le 125e et le 114e étaient deux Régiments « frères ».
Le 5 octobre 1915, Marc Puissant quitte le 114e R.I. et est incorporé dans le 35e R.I.
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